Entretiens Affectifs
Pour les principales fêtes de l’année
Pour le jour de Noël
Je vous adore, enfant Jésus, nu, pleurant, et étendu dans la crèche. Je n’aime plus que votre enfance et votre pauvreté. Oh ! qui me donnera d’être aussi pauvre et aussi enfant que vous ? O sagesse éternelle réduite à l’enfance ! ôtez-moi ma sagesse vaine et présomptueuse ; faites-moi enfant avec vous. Taisez-vous, sages de la terre ; je ne veux rien être ; je ne veux rien savoir ; je veux tout croire ; je veux tout souffrir ; e veux tout perdre jusqu’à mon propre jugement.
Bienheureux les pauvres, mais les pauvres d’esprit, que Jésus a faits semblables à lui dans sa crèche, et qu’il a dépouillés de leur propre raison !
O homes qui êtes sages dans vos pensées, prévoyants dans vos desseins, composés dans vos discours, je vous crains ; votre grandeur m’intimide, comme les enfants ont peur des grandes personnes. Il ne me faut plus que des enfants de la sainte enfance. Le Verbe fait chair, la Parole toute-puissante du Père se tait, bégaye, pleure, pousse des cris enfantins ; et moi je me piquerai d’être sage, et je me complairai que le monde n’ait pont une assez haute idée de ma capacité !
Non, non, je serai de ces heureux enfants qui perdent tout pour tout gagner, qui ne se soucient plus de rien pour eux-mêmes, qui comptent pour rien qu’on les méprise et qu’on ne daigne point se fier à leur discernement. Le monde sera grand tant qu’il lui plaira; les gens de bien mêmes, à bonne intention et par le zèle des bonnes oeuvres, croîtront chaque jour en prudence, en prévoyance, en mesures, en éclat de vertu ; pour moi, tout mon plaisir sera de décroître, de m’apetisser, de m’avilir, de m’obscurcir, de me taire, de consentir à être imbécile et à passer pour tel ; de joindre à l’opprobre de Jésus crucifié l’impuissance et le bégaiement de Jésus enfant.
On aimerait mieux mourir avec lui dans les douleurs que de se voir avec lui emmaillotée dans le berceau. La petitesse fait plus d’horreur que la mort, parce que la mort peut être soufferte par un principe de courage et de grandeur ; mais n’être plus compté pour rien, comme les enfants, et ne pouvoir plus se compter soi-même ; retomber dans l’enfance comme certains vieillards décrépits dont les enfants dénaturés se jouent, et voir d’une vue claire et pénétrante tout la dérision de cet état, c’est le plus insupportable supplice pour une âme grande et courageuse.
O sagesse ! ô courage ! ô raison ! ô vertu propre ! vous êtes la dernière chose dont l’âme mourante à elle-même a plus de peine à se dépouiller. Tout le reste qu’on quitte ne tient presque point ; ce sont des habits qui se lèvent de bout du doigt, qui ne tiennent point à nous : mais nous ôter cette sagesse propre qui fait la vie la lus intime de l’âme, c’est arracher la peau, c’est nous écorcher tout vifs, c’es nous déchirer jusque dans la moelle des os.
Hélas ! j’entends ma raison qui me dit : Quoi donc ! faut-il cesser d’être raisonnable ? faut-il devenir comme les qu’on est contraint de renfermer ? Dieu n’est-il pas la sagesse même ? la nôtre ne vient-elle pas de la sienne, et par conséquent ne faut-il pas que nous la suivions ? Mais il y a une extrême différence entre être raisonnants et être raisonnables. Nous ne serons jamais si raisonnables que quand nous cesserons d’être si raisonnants. En nous livrant à la pure raison de Dieu, que la nôtre, faible et vaine, ne peut comprendre, nous serons délivrés de notre sagesse, égarée depuis le péché, incertaine, courte et présomptueuse, ou plutôt nous serons délivrés de nos errerus, de nos indiscrétions, de nos entêtements.
Plus une personne est morte à elle-même par l’esprit de Dieu, plus elle est discrète sans songer à l’être : car on ne tombe dans l’indiscrétion que pour vivre encore à son propre esprit, à ses vues et à ses inclinations naturelles ; c’est qu’on veut, qu’on pense et qu’on parle encore à sa mode. La mort totale de notre propre sens ferait en nous la vraie et consommée sagesse du Verbe de Dieu. Ce n’est point par un effort de raison au dedans de nous que nous nous élèverons au-dessus de nous-mêmes ; c’est, au contraire, par l’anéantissement de notre propre être, et surtout de notre propre raison, qui est la partie la plus chère à l’homme, que nous entrerons dans cet être nouveau, où, comme dit saint Paul, Jésus-Christ fait notre vie, notre justice, notre sagesse.
Nous ne nous égarons qu’à force de nous conduire par nous-même. Donc nous ne serons à l’abri de l’égarement qu’à force de nous laisser conduire, d’être petits, simples, livrés à l’esprit de Dieu, souples et prêts à toutes sortes de mouvement, n'yant aucune consistance propre, ne résistant à rien, n’ayant plus de volonté, plus de jugement, disant naïvement ce qui nous vient, et n’aimant qu’à céder après l’avoir dit. C’est ainsi qu’un petit enfant se laisse porter, reporter, lever, coucher ; il n’a rien de caché, rien de propre. Alors nous ne serons plus sages, mais Dieu sera sage en nous et pour nous. Jésus-Christ parlera en nous, pendant que nous croirons bégayer. O Jésus enfant, il n’y a que les enfants qui puissent régner avec vous.
Tiré de Oeuvres choisies de Fénelon, Tours, Alfred Mame et Fils, 1872, p. 247 - 249 (avec une mise en paragraphe et de légères modifications orthographes faites par nous, Autel et R***)